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Lorsque l’ennemi est uni, divisez-le ; et attaquez là où il n’est point préparé, en surgissant lorsqu’il ne vous attend point. Telles sont les clefs stratégiques de la victoire.

(L’Art de la Guerre – Tsun Tzu)

Ida Kalda se réveilla peu avant dix heures. Lorsqu’elle regarda sa montre, elle bondit de son lit avant de se rallonger un instant.

Après sa journée d’hier et ses dix-huit heures de formation intensive par Santoro, elle avait bien le droit de rester cinq minutes de plus allongée.

Et elle ne faisait que suivre les ordres de son supérieur qui, à deux heures du matin sur son palier et après lui avoir fait visiter son appartement lui avait dit, un doigt tendu vers elle :

— Pas de réveil-matin pour demain. C’est un ordre.

Toutes ses affaires personnelles étaient là, rangées, pliées, exactement comme si c’était elle qui l’avait fait.

Elle essaya de ne pas penser aux déménageurs qui s’étaient occupés de ses affaires intimes mais, après réflexion, elle ne les rencontrerait jamais et ils devaient avoir l’habitude de ce genre de chose.

Elle s’était écroulée après un salut officiel envers son supérieur et dormit à l’instant où elle s’enroula sous sa couette, quatre minutes plus tard.

L’appart était plutôt coquet, plus spacieux que ce qu’elle aurait cru (au moins 60 m²), fait pour une fille (décos roses et peintures douces, bibelots, lait de bain parfumé et autres produits d’agrément pour la peau posés sur le rebord de la baignoire – et elle imagina que les mecs, eux, devaient disposer d’une télé géante courbée ultra-plate dernier cri et d’une PS4 avec batterie de jeux à disposition. Faudrait peut-être qu’elle aille faire un tour chez un de ses lieutenants pour faire une partie de Call of Duty un soir, tiens !).

Le temps d’émerger de son sommeil confus elle regarda dans la pénombre le Dreamcatcher tournant doucement sur lui-même à cause de la clim. Devenu un objet de déco pour beaucoup de monde aujourd’hui, qu’on trouvait dans toutes les boutiques un peu à la mode des capitales européennes, très prisé des bobos, cet objet était à l’origine un authentique outil magique fabriqué par les indiens d’Amérique du Nord pour se protéger des démons, dieux et monstres peuplant leurs rêves et leurs cauchemars. Ils pensaient que les êtres surnaturels disposaient de la faculté d’entrer dans l’âme des hommes par la porte des rêves laissée grande ouverte sans surveillance durant le sommeil.

Le Bureau 09 avait fait une découverte incroyable douze ans plus tôt lors d’une opération au Nouveau Mexique : les Dreamcatchers fonctionnaient contre les Déviants. Les gens qui dormaient dans une pièce équipée d’un Dreamcatcher ne pouvaient pas être visités durant leur sommeil par eux, les méchants. C’était la meilleure de toutes les protections. Une sorte de blindage bien costaud. Comme on pensait avec une quasi-certitude que les Déviants existaient depuis des siècles, ou des millénaires, il était plus que possible que les chamanes Indiens aient spécialement créé les Dreamcatchers pour se protéger des Déviants.

Mais pour que ça fonctionne, le Dreamcatcher devait être authentique, fabriqué par un chamane et consacré selon un rite spécial qui durait le temps d’une lunaison. Autant dire que personne ou presque n’en possédait de véritables en occident. Un lieutenant du Bureau 09 de l’époque était parti huit mois aux États-Unis recenser les tribus qui avaient préservé l’art ancestral du Dreamcatcher. Il en restait six en tout et pour tout, qui s’étendaient du nord du Mexique au grand nord canadien en suivant, étrangement, une ligne droite correspondant exactement au 110ème degré ouest de Latitude.

Le Bureau 09 et deux tribus, après des discussions compliquées, étaient finalement tombés d’accord et contre des investissements sociaux et éducatifs annuels, les tribus consentaient à fabriquer un certain nombre de Dreamcatchers par an pour ces étrangers. Aujourd’hui, chaque chambre des 42 appartements de l’étage 9 et demi en possédait un.

Et il était formellement interdit à tout agent de dormir dans son salon ou à son bureau. Le risque d’intrusion était trop élevé. D’où toutes les affiches surprenantes qu’Ida avait vu placarder partout à l’étage du dessous qui rappelait de ne SURTOUT pas dormir sur son lieu de travail.

Chaque Dreamcatcher était unique, une œuvre d’art faite à la main pour un usage protecteur réel.

Le sien possédait de larges et splendides plumes multicolores et des pierres naturellement rondes, vertes et jaunes, insérées à l’intérieur de la toile d’araignée tissée dans une corde artisanale entièrement faite à la main elle aussi, autour d’un cercle en bois rituellement fabriqué. Le diamètre du Dreamcatcher déterminait la surface qu’il protégeait. Le sien faisait environ 40 cm de diamètre pour une chambre de 20 m² environ.

Confortable, fonctionnel, il ne manquait qu’une chose à son appartement : des fenêtres. On les avait remplacées par des murs tactiles et en appuyant n’importe où du bout d’un doigt apparaissait un menu et ses milliers de paysages avec options.

Elle se leva enfin, tapota le mur et opta pour les montagnes, régla le son du vent et le degré de chute de neige. Adepte du Snowboard hors-piste, voir ces paysages lui donna d’un coup une pêche d’enfer. Elle se voyait dévaler de dangereuses pentes, anticipant les roches, les vides, les crevasses, glissant à une vitesse folle et risquant des sauts dans le vide sans jamais savoir à quoi allait ressembler son atterrissage. Elle eut une vraie poussée d’adrénaline dans le sang pendant quelques secondes. L’avantage d’avoir bossé à Lyon est qu’elle passait ses week-ends d’hiver à surfer. Ici, à Bruxelles, ça allait être plus difficile.

Elle régla les angles, les zooms, les couleurs, joua avec la télécommande virtuelle qui la suivait dans ses déplacements, sur le mur tactile.

Elle se serait crue dans un chalet perdu dans les hauteurs des Alpes. Où qu’elle aille dans l’appartement, une vue panoramique à 360°, splendide, l’entourait.

Seuls le sol et le plafond restaient neutre, pour ne pas perturber sa direction dans l’espace. C’était très bien fait, on ne voyait presque pas la différence avec une véritable vue sur le Mont-Blanc et ses alentours alpins. Ce genre d’installation devait coûter une fortune. Le Bureau 09 ne lésinait pas sur les plaisirs optionnels pour fidéliser son personnel.

Elle prit finalement une douche rapide pendant que son café refroidissait, eut du mal à choisir sa tenue (elle avait vu très peu de femmes dans les bureaux hier et opta pour la tenue réglementaire, un tailleur-uniforme avec son grade et son nom). Elle se maquilla rapidement. Après trois jours de voyage, ça ne lui faisait pas de mal d’être propre et jolie.

Sa tasse de café à la main – il était maintenant 11h10 –, elle s’installa devant son ordinateur, privilège réservé aux officiers que de pouvoir travailler depuis chez eux.

C’était le même matos que Santoro : écran 29 pouces transparent tactile, clavier digital incrusté sur la surface plane du meuble qu’on pouvait projeter en hologramme à la verticale, là où on le souhaitait au-dessus du bureau. Elle ne savait même pas que ce genre de technologie existait.

Face à elle, elle distingua à l’intérieur des montagnes enneigées, un écran discrètement incrusté dans le mur, à trois mètres environ, un écran géant qui devait servir pour les web-conférences et les réunions virtuelles ou alors… elle pianota rapidement et projeta son écran d’ordinateur sur cette télé aux proportions inhabituelles. C’était bien ça. Un écran secondaire. Elle ramena le bureau de son ordinateur d’un coup de pouce courbé sur son écran normal.

Sur le côté se trouvait une pile de manuels pour apprendre à maîtriser les logiciels développés spécifiquement pour le Bureau 09. Elle trouva celui qu’elle cherchait : la manipulation par les doigts du système d’exploitation, un dérivé de Linux basé sur Ubuntu appelé Bubuntu 37.04 Panoramix.

Il y avait quelques dizaines de mouvements de base à connaître pour l’écran tactile et le temps de boire son café, elle en apprit les principaux.

Elle s’amusa à faire apparaître et disparaître des fichiers, à zoomer sur des photos jusqu’à un niveau de détail où chaque pore de la peau d’un visage pouvait prendre tout l’écran, à jongler avec des dossiers complets composés de centaines de milliers de pages, à projeter dans les coins les fichiers à archiver et à étudier, à jouer avec les logiciels de photos et de vidéos professionnels qui autorisaient toutes les manipulations d’images qu’on voulait.

C’est bien simple, il y avait TOUT !

Des logiciels basés sur la méthode GTD lui permettait de gérer son boulot de manière mathématique. Formée à GTD, Ida se trouva très à l’aise avec les logiciels dédiés à l’organisation de son travail.

On pouvait aussi dicter un courrier sans avoir recours au clavier, annoter n’importe quoi dans un bloc-notes à accès permanent avec hyperliens reliés aux dossiers correspondants ou entrer dans n’importe quelle base de données sans identifiant ni mot de passe, uniquement par reconnaissance vocale. Elle mémorisa ainsi une cinquantaine de commandes de base, les opérations essentielles à son métier et pas mal de perfectionnements à réaliser pour que ce système s’adapte à elle et non l’inverse.

Elle passa aux choses sérieuses en ouvrant sa messagerie et son calendrier. Plusieurs mails envoyés depuis ce matin par des collègues qu’elle ne connaissait pas l’attendaient déjà dans sa boîte de réception. Des tags bien visibles accompagnaient chaque mail : règlement intérieur, sortie extra-professionnelle, Déviants, infos du jour, Faille probable, Faille officielle, etc.

Elle ouvrit le mail d’un toucher d’index tagué « sortie extra- professionnelle ». Le sergent Hans Hopminster proposait une sortie en boîte, après-demain, samedi soir, dans le centre de Bruxelles, après un dîner au Marmiton, un des restaurants les plus célèbres de la ville. Huit personnes avaient déjà répondu présentes, dont deux femmes. Elle ajouta son nom à la liste. Même si elle détestait ce genre de réunion qui mélangeait vies professionnelle et personnelle, il fallait qu’elle s’intègre et qu’on l’accepte. Sinon, ça deviendrait vite un enfer dans ce bocal où tout le monde vivait et bossait ensemble.

Et puis si ça se trouve, un ou deux garçons mériteraient son intérêt… La sonnerie de la porte retentit d’un chaleureux ding-dong de cloches à l’orientale. Un type la salua à la française, main verticale touchant son front droit, et lui tendit un paquet avant de s’en retourner vers l’ascenseur.

A l’intérieur, un téléphone ultra mince aussi transparent que l’écran de son ordinateur et une montre connectée déjà programmée l’accompagnait. Un petit mot écrit à la main et au stylo plume indiquait :

Votre téléphone professionnel. Claude Santoro.

Elle l’alluma. C’était le même système et les mêmes manipulations manuelles que sur son ordinateur. Cool.

Elle remplaça son élégante montre à aiguilles par la montre digitale. Elle fixa l’oreillette minuscule livrée en bonus et testa tous les appareils ensemble.

C’était impressionnant.

Elle pouvait parler à sa montre, qui allait chercher l’info dans le téléphone qui était relié aux serveurs du Bureau 09 et à son ordinateur et dans son oreille, une voix presque humaine lui lisait ses mails ou des extraits de dossiers à la demande. Déstabilisant.

Elle pouvait aussi entrer en contact avec n’importe qui du Bureau en connaissant son code Intercom. Une liste donnait tous les codes. Elle retint celui de Santoro, 111 et de Prax, 110.

Elle sursauta.

Tous ses murs remplis de montagnes enneigées furent remplacés par une lumière rouge clignotante et de gros BIP qui résonnaient partout dans son appartement à intervalles réguliers.

La tête de Santoro s’afficha sur le mur en face d’elle, énorme. Elle remarqua qu’il avait une peau remarquablement entretenue. C’était un homme qui faisait attention à lui.

Capitaine Kalda, descendez immédiatement au Centrac. C’est une alerte maximum.

Puis le visage disparut et les montagnes et le bruit du vent et la neige qui tombe revinrent remplacer l’horrible lumière rouge et le BIP tonitruant.

Elle déboucha dans la salle principale où tout le monde courait partout. Les plus proches la saluèrent d’un « mon capitaine » officiel avant de se remettre à la tâche.

La vitre du Centrac était complètement opacifiée, on ne voyait pas ce qui se passait à l’intérieur. Elle s’y dirigea directement, passa son badge devant le lecteur optique. La porte s’ouvrit et se referma automatiquement derrière elle. Sur tous les murs et sur la table, des photos, des vidéos et des dossiers numériques voltigeaient au rythme des doigts des cinq personnes qui se trouvaient autour : Prax et Santoro étaient installés face à face à la grande table ovale. Deux sergents de Prax en treillis, installés pas loin de leur patron, feuilletaient directement sur la table tactile des rapports dont la pile virtuelle semblait conséquente.

Un lieutenant de Santoro choisissait les documents principaux à afficher sur les murs. La pièce était plongée dans une pénombre rouge menaçante.

Prenez place, capitaine, dit Santoro en lui indiquant une chaise à sa gauche.

Sur les murs, plusieurs photos du Recruteur se stabilisèrent.

Bon, on est au complet, on commence, cracha Prax dont les deux jambes survoltées par l’excitation tremblaient à l’idée de l’action qui s’annonçait.

Pour tout le monde, voici le capitaine Ida Kalda, annonça Santoro calmement malgré l’apparente urgence de la situation. Elle a intégré le Bureau 09 hier, je vous demande donc une indulgence à son égard quant à nos procédures. Elle ne les connaît pas encore, vous êtes donc tous chargés de lui expliquer ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons au fur et à mesure que nous le faisons. Elle se trouve directement sous mes ordres et c’est elle qui va superviser tout le personnel du département Recherche & Surveillance. C’est également elle l’Analyste en chef en charge du Recruteur. En tant que telle, elle est à la tête des opérations qui vont suivre.

Ida réprima un croisement de bras protecteur qui aurait pu être perçu comme un geste de peur.

Elle remarqua aussi que Prax évitait de la regarder. Il la haïssait à la hauteur de la détestation qu’elle lui portait.

D’ailleurs, il ne l’avait pas regardée du tout depuis qu’elle avait franchi la porte. Symptomatique du mâle qui pense qu’une femme ne doit pas s’élever au-delà du poste de secrétaire, et encore. Devoir lui rendre des comptes devait être quasi impossible pour lui. Ida avait déjà parfaitement cerné son profil psychologique, sa spirale de stress et son modèle de communication.

Diriger ou manipuler ce genre de grosse bestiole était la base la plus élémentaire de sa formation.

Elle allait lui montrer qui était le boss !

Capitaine, continua Santoro, voici le lieutenant Boorman, votre second. Il est également en charge du Recruteur et pourra vous briefer en cours de route. Les Sergents Plechel et Hopminster secondent le Colonel Prax pour le département Action. Boorman, on vous écoute.

Le lieutenant se leva et se plaça devant un des murs où plusieurs photos du Recruteur se superposaient les unes sur les autres. Boorman avait trente ans maximum et puait le geek pas encore dépucelé.

On sait où se trouve le Recruteur. Il a été photographié et filmé à plusieurs reprises cette nuit à Paris, pendant les émeutes.

Il fit défiler plusieurs photos. On le voyait au milieu de la foule, place de la Nation, vêtu d’un costume de marque, comme à ses habitudes, calme au milieu de l’agitation et des combats.

Sur plusieurs photos, il regardait vers le ciel.

Pourquoi est-ce qu’il regarde en l’air ? demanda Ida.

On ne le sait pas encore, répondit Boorman. On cherche à savoir où il se trouvait à chacune des prises pour localiser là où porte son regard. En fouillant les archives des caméras de sécurité de la ville de Paris, on a découvert qu’il se trouve là-bas depuis plusieurs jours.

Plusieurs photos de mauvaises qualités s’alignèrent. On le voyait marcher dans la rue, entrer dans des boutiques, toujours solitaire.

C’est complètement inhabituel qu’il se montre à visage découvert et reste au même endroit aussi longtemps, dit Santoro d’un ton sombre. Ça ressemble presque à un leurre ou à un piège.

Leurre ou piège, on doit lui sauter dessus aujourd’hui, dit Prax, les yeux dilatés.

Un vrai psychopathe !

A moins que quelque chose de plus gros ne se prépare, réfléchit tout haut Santoro. On sait où il loge ?

Boorman fit glisser des photos à grands gestes.

Le Prince de Galles.

Un palace proche des Champs-Elysées apparut sous plusieurs angles.

Il y dispose d’une suite de trois pièces avec terrasse, au dernier étage, sous le nom d’Anatole Edouard Agostini. Il y est depuis une semaine.

Prax fit apparaître des plans sur la table devant lui, zooma, se promena un instant dans la rue avec Streetview de G****e. Il répartit les plans entre ses deux lieutenants en lançant les dossiers numérisés vers eux.

Santoro, dit Prax, on sera à Paris dans deux heures. Il nous faut une planque en face de sa chambre, au même étage, et une chambre dans le même hôtel, à l’étage du dessous. Il nous faut trois véhicules, un 4x4, une berline, un van avec porte latérale coulissante et équipement d’emprisonnement adapté. Il y a un immeuble d’habitation en face qui devrait faire l’affaire… ici.

Prax lança ses plans et ses photos à son collègue. Ils traversèrent numériquement la table jusqu’à Santoro qui les rattrapa avec dextérité.

Je m’en charge. Tout sera opérationnel dans cinquante minutes. Santoro se tourna vers Ida :

Capitaine, vous avez huit minutes pour préparer votre sac de voyage. Vous partez à Paris superviser les opérations pour la capture du Recruteur. Vous travaillez en équipe avec le Colonel Prax. Nous restons en contact permanent.

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