La porte, quoique fort vermoulue, avait été solidement verrouillée par ceux qui avaient quitté les lieux plusieurs décennies auparavant, si bien qu’il fallut entrer par une fenêtre. Luron passa le premier. Comme il s’engouffrait à sa suite dans les intérieurs ténébreux de la masure, Lucien eut comme une impression de déjà-vécu (fait dont il était de plus en plus coutumier), réminiscence de ses déambulations clandestines dans les ailes en ruines avec Argus. Il se revoyait sortant d’un portique fissuré, la canne à la main, et s’éloignant lentement, l’air coupable, sous le regard absent des cariatides décapitées.La première pièce qu’ils découvrirent pouvait avoir été un salon, une chambre ou un débarras. L’amoncellement de débris et les quelques résidus de mobilier qui s’y résolvaient graduellement en poussière ne permettaient guère de suppositions plus précises. La désolation ambiante ne lui rappelait pas tant les régions abandonnées du Château que sa visite chez madame Degon
«Pourquoi les montres?» avait-il un jour demandé à son père pendant qu’il lisait au salon. Il avait toujours voulu lui poser cette question, surtout après sa mort.«Pourquoi les romans de Gilles Berne?» lui avait demandé son père en retour, car Lucien, dès son plus jeune âge, avait insisté pour en acquérir toute la collection.«Parce que ce sont de beaux rêves, tout simplement. Lorsque tu lis tes romans, tu aimes leurs personnages, tu t’impliques dans leurs aventures, comme dans la vie. Mais quand tout est fini, tu peux revenir au début, les faire repartir à zéro, et revivre toute l’histoire. C’est pour ça que les romans sont si importants à tes yeux: ce sont des vies qui ne se terminent jamais définitivement, qui peuvent toujours être recommencées. Et dans notre pauvre petite vie à sens unique qui s’achève si vite, nous avons bien besoin de ça, non?—Oui, peut-être, mais… et les montres?
Cette nuit-là, je m’éveillai allongé sur les dalles froides d’un grand couloir obscur. En prenant appui sur le carrelage pour me redresser, je vis sur mes mains des taches ocre et des veines enflées que j’avais oubliées. Mon dos et mes jambes étaient comme gainés de plomb, et il me fallut plusieurs minutes pour me mettre debout. Le constat était évident: j’étais redevenu vieux.À mes pieds gisait ma bonne vieille canne, à laquelle je n’avais plus repensé depuis des mois. Brisée en deux.«Argus!» criai-je en m’adossant à un mur pour scruter le corridor des deux côtés. «Argus!»Un grondement sourd me répondit. Ce n’était pas celui d’un chien.Quelque part dans les profondeurs du corridor apparut une minuscule escarbille de lumière qui se mit à grossir, à grossir. Je plissai les yeux pour mieux la voir. Le grondement s’amplifiait. Instinctivement, je reculai. Une ombre gigantesque commençait à se profiler, là-bas, l
Les mois avaient passé. L’Alecton n’était pas revenu. Avec le temps, les cauchemars s’espaçaient, et il en venait à ne plus rêver du faisceau et des roues qu’occasionnellement. Après avoir quittéle lycée, il avait éprouvé un immense soulagement. Il avait obtenu son diplôme avec des notes médiocres, cette fois, mais peu lui importait. Il avait déjà fait ses preuves. Il avait passé une vie entière dans les livres. Celle-ci, il la passerait à voir le monde.Il avait réussi à se faire embaucher par une agence de voyages comme chauffeur de car touristique, après avoir passé un permis spécialisé. Son nouveau métier, à mille lieues de sa librairie poussiéreuse et de ses grottes humides, lui plaisait énormément. Il aimait avoir la responsabilité d’emmener ses passagers à bon port, particulièrement lorsqu’il s’agissait de personnes âgées, car il avait alors l’impression aussi grotesque qu’agréable d’être aux commandes de son propre Alecton, et de les aider à fuir leurs Châteaux
On ne s’en va pas chercher l’impossible sans quelques menus préparatifs. Les recherches qu’il m’a fallu mener en préalable à l’expédition m’ont pris autant de temps, voire davantage, que le périple par lui-même. Je devais en premier lieu tout apprendre sur les Solymes, peuple semi-fabuleux dont un faisceau de légendes convergentes suggérait qu’ils étaient dotés d’une exceptionnelle longévité. Ce que j’allais découvrir par la suite ne serait que la conséquence logique de mes premières lectures sur le sujet : les Solymes avaient développé une maîtrise sans précédent, et sans équivalent ultérieur, de l’élément liquide, et le secret de leur longue vie était intimement lié à cette maîtriseLe premier témoignage relatif à leur civilisation est celui de Palamède, dont les Voyages circulaires, rédigés il y a environ 2300 ans, constituent une sorte de guide touristique des sites majeurs des différentes cultures de l’antiquité. Érudit et marcheur infatigable, Palamède a parcouru à
«Tu crois vraiment que cette bulle de pierre faisait pleuvoir sur toute la ville? demandait Estelle tandis que le bateau quittait les rives d’Amphibole et les emmenait dans la nuit.—Peut-être bien. Aujourd’hui on ne voit plus qu’une vague muraille circulaire, mais à l’époque où le Dôme était debout, qui sait?—Tu ne te sépares jamais de ce carnet, c’est quoi? Ton journal intime? dit-elle en fouillant les poches de sa chemise.—Oh, ça, oui, un peu…, répondit-il distraitement, occupé à se sécher dans la salle de bains de la cabine.—Tu parles! C’est le journal du comte d’Urgis, on reconnaît le style pompeux dès les premières lignes! Mais pourquoi c’est manuscrit, tu as tout recopié à la main?—Non, non, je l’ai trouvé…—Et ces billets de train, qu’est-ce que c’est? Ils ont l’air d’avoir cent ans. On ne voit même pas de date, ni de destination!
Étant donné ce dont je soupçonnais les Solymes d’être capables, j’avais mis en garde mes hommes contre les caprices de ce qui s’annonçait comme une traversée difficile. Pour autant, nous n’eûmes à affronter que la dérive des Amphores, avec quelques remous passagers, et le voyage aller fut en tout bien moins pénible que prévu. La clémence du temps nous permit d’avancer rapidement jusqu’aux abords de l’archipel et, une fois sur place, de nous concentrer exclusivement sur les déplacements arbitraires des récifs, ainsi que sur la meilleure façon de les éviter. Nous errâmes deux jours et deux nuits dans ces eaux incompréhensibles. Le capitaine m’avoua qu’il n’avait lui-même jamais rencontré semblable casse-tête: au lieu de suivre un courant régulier sur une certaine distance, les écueils se déplaçaient les uns vers les autres comme poussés par des flux contraires. Quelquefois même, des îlots voisins s’obstinaient à dériver dans plusieurs directions différentes, alors qu’ils étaie
Pas maintenant, non. Estelle l’attendait. Il devait la rejoindre sur la plage, près de l’église. Ils avaient une vie ensemble, des habitudes, des projets. Comme tous les gens autour d’eux. Il lui avait présenté ses parents. Ils avaient fait des voyages, et comptaient en faire bien d’autres. Tout cela ne pouvait pas s’arrêter aussi brusquement.Il avait cru se faire oublier. Cela faisait des années, à présent. Pourquoi ce soir? Il l’avait pourtant bien vu se détacher sur le ciel d’orage et descendre lentement sur la ville. Personne d’autre ne semblait le voir. Aucun doute possible. C’était l’Alecton.Alors, il courait à perdre haleine dans les ruelles de Trévandes. Il fallait gagner du temps. Il y aurait peut-être moyen de s’expliquer, de repousser l’échéance. Il négocierait, obtiendrait un sursis. Puis il s’enfuirait avec elle. Ils se cacheraient quelque part dans un pays perdu où le pouvoir de la Fée ne s’étendrait pas. Et ils vivraient cette vi