Un clapotis irrégulier l’entourait lorsqu’il revint à lui. Derrière lui rugissait encore le déferlement de la cascade, comme assourdi, et partout ailleurs ce goutte-à-goutte sonore emplissait l’obscurité. Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses esprits. Il était trempé de la tête aux pieds. Un arrière-goût de sang dans la bouche, une coupure à la lèvre inférieure, quelques sérieuses courbatures: il s’en tirait à bon compte, lui qui avait cru périr noyé. Péniblement, il se leva de la flaque glaciale dans laquelle il avait repris conscience. Une faible lumière baignait l’endroit où il se trouvait, probablement une cavité située de l’autre côté de la chute, dans un renfoncement de la montagne. Çà et là, dans la caverne, flottaient encore quelques étincelles, vestiges du passage de l’Alecton. La lumière provenait d’un point plus reculé, vers l’intérieur.Comme il n’y avait pas d’autre perspective de sortie en vue, il s’avança dans cette direction. La pénombre et
La mer montait. Il fut surpris de se retrouver les pieds dans l’eau. Derrière lui, naturellement, tout avait disparu: Fée, horloges, caverne. Il ne restait plus qu’un énorme soleil orangeâtre occupé à se noyer sur fond de ciel mauve. Devant lui, à cent mètres environ, l’ancienne église, qui se drapait d’ombres. Mieux valait ne pas tarder: l’eau lui montait déjà jusqu’aux genoux. C’était l’une de ces grandes marées où le flot submergeait la dune et entrait dans la nef. Il ne restait que peu de temps avant que l’église ne fût inondée.Il se mit à patauger aussi rapidement que le courant le lui permettait vers l’église et les lumières de Trévandes qui s’éveillaient derrière elles. L’horloge l’avait fait sortir du côté du large. Il ne lui fallut pas longtemps pour se mettre à nager, tant le niveau s’élevait. Parvenu à une trentaine de mètres, il aperçut une silhouette debout près du portail. Elle était là. Plus que quelques brasses…Lorsqu’il toucha enfin la d
Un claquement sourd. Silence. Puis un autre.Encore. Dans la confusion de ce réveil inopiné, il crut d’abord que les coups étaient frappés par quelque main obscure de son rêve. Lorsqu’il s’aperçut qu’il s’agissait d’une main bien tangible qui tambourinait de l’extérieur contre la vitre à sa droite, le verre vola brusquement en éclats, engouffrant dans le compartiment un véritable cyclone. L’Alecton allait vite, très vite, et les bourrasques qui entraient par la fenêtre secouaient les passagers comme de simples brindilles.À peine avait-il senti le souffle glacial sur ses joues qu’un poing l’agrippa et, avec une force colossale, le souleva de son siège pour l’emporter dehors. En un clin d’œil il fut sur le toit du compartiment, s’accrochant à tout ce qu’il pouvait trouver pour ne pas être propulsé dans l’espace, mais on le tenait encore solidement. Le vent gênait sa respiration, et l’effort qu’il lui falla
Né dans les brumes sombres des terres du Nord, Maxime Herbaut a très tôt montré une prédisposition anormale à s’intéresser à des choses et à des personnages qui n’existaient pas. Grand amateur de films et de livres en tout genre (avec une prédilection pour le fantastique, le surréalisme, l’insolite), il écrit alors les films qu’il n’a pas les moyens de réaliser et les BD qu’il ne sait pas dessiner, parce qu’à part écrire, il ne sait pas faire grand-chose, en fait.Aujourd’hui professeur agrégé d’anglais (parce qu’il faut bien vivre) en Seine-Saint-Denis (parce qu’il n’a pas peur) et docteur en littérature américaine contemporaine (parce que ça fait genre), il continue à écrire sous divers formats (nouvelles, articles, pièces de théâtre, romans) des histoires à caractère fantastique, étrange ou absurde. Ses auteurs préférés sont Franz Kafka, Dino Buzzati, Jorge Luis Borges, Boris Vian, Steven Millhauser, et tout un tas de gens du même acabit. Il aime aussi beaucoup d’aute
Souvent, la nuit, je dîne avec les morts.Ils me tendent les plats en souriant, me racontent leur journée, me proposent de me resservir. Papa m’explique comment un de ses clients lui a aujourd’hui amené une montre à réparer qui a plus d’un siècle. Maman n’est pas sûre de terminer à temps la veste du costume qu’elle doit livrer vendredi. Ils me demandent comment s’est passée ma journée à l’école.Ils ne savent pas que je ne vais plus à l’école depuis bientôt soixante-deux ans. Et ils ne savent pas qu’ils sont morts. Ils me tendent les plats et me parlent comme si nous étions hier, comme si aujourd’hui ne devait jamais exister. Quelquefois, je dîne avec mon vieil ami Luron, dans un de nos restaurants préférés, quelque part en ville–cette ville où je ne vis plus–et j’écoute ses blagues à dormir debout qui m’ont tant fait rire autrefois, et qui m’ont tant manqué. Lui non plus ne sait pas.Tout en leur répondant, je m’efforce de faire
On appelle cet endroit le Château des Heures Comptées. Enfin, ça, c’est le nom que lui donnent ceux qui n’y habitent pas. Quant à nous, ses bienheureux résidents, nous l’appelons le Château d’Urgis.Nous ne sommes pas bien nombreux à y loger, et au train où nous allons, ses chambres ternes seront bientôt désertes pour de bon. Les heures du Château même sont comptées, tout autant que les nôtres. Perché sur son promontoire rocheux au creux des Congères, il accueille maintenant ses derniers pensionnaires, la petite commune d’Urgis n’ayant plus les moyens de le maintenir en état. Il tombe en ruines comme nous, et comme nous il se vide peu à peu: une poignée d’octogénaires en partance, presque autant d’aides-soignants échoués là on ne sait comment, deux médecins qui se relaient, et puis les balayeurs, ces foutus balayeurs de misère… Quand les uns seront morts et les autres affectés en quelque établissement moins glauque, seuls les derniers hanteront encore les lieux. Ou peu
Sinistre couronne enchâssée au front du Mont Thorne, perdue dans les limbes montagneux des Congères, notre Château se penche sur le village ensommeillé d’Urgis, à quelque huit cents mètres en contrebas. Converti en maison de repos après la disparition de son propriétaire, il y a une soixantaine d’années, il est aujourd’hui pour l’essentiel à l’abandon. Seule l’aile sud–le bâtiment central–est encore occupée et entretenue, les ailes est et ouest tombant en ruines depuis des décennies.Les trois bâtiments forment un U autour de la cour intérieure, au milieu de laquelle trône l’ancienne fontaine où nous allons nous asseoir, quand le temps se montre suffisamment clément. Presque entièrement recouverte de mousses et de lichens, polie de fond en comble par plus d’un demi-siècle d’intempéries, elle ne ressemble plus à grand-chose aujourd’hui. Au sommet d’un amas de roches informes censées représenter le rivage d’une île–celle des Solymes, probabl
Plus on a d’anniversaires derrière soi, plus il y a de chances que le dernier en date soit le dernier tout court. Depuis quelques années déjà, je vis dans cette plaisante expectative. C’est pourquoi je ne mettrai pas un pied dehors aujourd’hui. Je ne ferai rien qui puisse rendre ce jour différent des autres. Je resterai cloîtré dans la bibliothèque, calé dans un bon fauteuil, et je tâcherai d’oublier ce jour pénible en lisant des jours imaginaires.Naturellement, il se trouve toujours quelqu’un dans le voisinage pour vous rappeler ce que vous aimeriez oublier. Si les aides-soignants, avec le temps, ont fini par comprendre le message et éliminer le gâteau et les chansons, cette pauvre Esther a plus de mal à s’y faire. À neuf heures tapantes ce matin, elle s’asseyait à côté de moi près de la fenêtre, son éternel sourire lénifiant aux lèvres, bien décidée à faire de mes quatre-vingts ans une expérience incomparable. «Vous savez, Lucien, nous allons avoir droit à u