Sinistre couronne enchâssée au front du Mont Thorne, perdue dans les limbes montagneux des Congères, notre Château se penche sur le village ensommeillé d’Urgis, à quelque huit cents mètres en contrebas. Converti en maison de repos après la disparition de son propriétaire, il y a une soixantaine d’années, il est aujourd’hui pour l’essentiel à l’abandon. Seule l’aile sud–le bâtiment central–est encore occupée et entretenue, les ailes est et ouest tombant en ruines depuis des décennies.Les trois bâtiments forment un U autour de la cour intérieure, au milieu de laquelle trône l’ancienne fontaine où nous allons nous asseoir, quand le temps se montre suffisamment clément. Presque entièrement recouverte de mousses et de lichens, polie de fond en comble par plus d’un demi-siècle d’intempéries, elle ne ressemble plus à grand-chose aujourd’hui. Au sommet d’un amas de roches informes censées représenter le rivage d’une île–celle des Solymes, probabl
Plus on a d’anniversaires derrière soi, plus il y a de chances que le dernier en date soit le dernier tout court. Depuis quelques années déjà, je vis dans cette plaisante expectative. C’est pourquoi je ne mettrai pas un pied dehors aujourd’hui. Je ne ferai rien qui puisse rendre ce jour différent des autres. Je resterai cloîtré dans la bibliothèque, calé dans un bon fauteuil, et je tâcherai d’oublier ce jour pénible en lisant des jours imaginaires.Naturellement, il se trouve toujours quelqu’un dans le voisinage pour vous rappeler ce que vous aimeriez oublier. Si les aides-soignants, avec le temps, ont fini par comprendre le message et éliminer le gâteau et les chansons, cette pauvre Esther a plus de mal à s’y faire. À neuf heures tapantes ce matin, elle s’asseyait à côté de moi près de la fenêtre, son éternel sourire lénifiant aux lèvres, bien décidée à faire de mes quatre-vingts ans une expérience incomparable. «Vous savez, Lucien, nous allons avoir droit à u
«Un train, hein? Et pourquoi un train? Pourquoi pas un avion? On n’a pas de voie ferrée, dans le coin!—J’en sais rien, René, c’est ce qu’elle a dit, c’est tout.—Et où est-ce qu’il va, déjà?—N’importe où, un peu partout, elle a pas donné de détails, qu’est-ce que tu veux que je te dise? Laisse tomber, je fais des rêves bizarres, en ce moment.—Mouais. Tu pourrais les faire un peu plus précis, quand même. Moi, les miens, ils sont précis.»Je n’aurais pas dû lui en parler. Maintenant, plus moyen de changer de sujet: il va me faire subir un interrogatoire en règle. L’excuse piteuse du rêve n’y fera rien, il n’en démordra pas. Et dire qu’on aurait pu passer une soirée joyeusement insipide à végéter devant la télé, sans dire un mot, à se laisser lentement sombrer dans ce délicieux engourdissement général des membres qui précède le
Sous son dos, une surface rugueuse et plane, quelque chose comme du bitume.Sur ses joues, dans ses cheveux, un souffle tiède, léger.Avait-il perdu connaissance dans la cour du Château? Il ouvrit les yeux. Dans l’éblouissement des premiers instants–du soleil? ici?–il ne put distinguer que de vagues ombres crochues, perdues dans une nébuleuse d’éclaboussures vertes et bleues qu’un mur de rayons aveuglants empêchait de se profiler plus nettement. Puis, progressivement, les choses se précisèrent, les taches colorées se découpèrent en contours troubles, et il eut une idée plus exacte de l’endroit où il se trouvait. Parmi les ombres qui se condensaient, il y en avait une qui remuait–elle semblait presque sautiller d’un pied sur l’autre, avec des hoquets de jongleur. Quand contours et couleurs tombèrent enfin d’accord, il vit à quoi il avait affaire. Des arbres. Des saules. Sept ou huit saules clairsemés
Vous qui lirez ces lignes d’ici deux cents ou trois cents ans, vous voudrez savoir quels motifs m’ont jeté dans cette invraisemblable entreprise. Vous voudrez connaître l’histoire derrière l’histoire, les anguilles sous la roche de légende, et les passages secrets de l’édifice. Alors, vous me traiterez d’illuminé, de mythomane, ou de bienfaiteur universel. Si mes calculs ne m’ont pas trompé, je serai encore là pour vous répondre. Je n’écris pas ces mots pour qu’ils me survivent, car j’ai bon espoir de leur faire concurrence. Je les écris simplement pour laisser une empreinte de mon départ, à l’aune de laquelle on pourra plus tard juger de mes foulées. L’origine de ma quête est des plus banales. J’avais un frère, mon cadet de deux ans, qui partageait mes jeux, me suivait comme mon ombre, et avait en moi une confiance sans bornes. Nos après-midi se perdaient en longues parties de cache-cache derrière les meubles innombrables du Château, en courses et
Souvent, dans ses lancinants après-midis au Château d’Urgis, dilapidées à remâcher les mêmes épisodes de sa jeunesse, il avait été frappé par la différence de couleur entre passé et présent. Les tableaux que lui présentait sa mémoire, même les plus lointains et les plus insipides, lui apparaissaient dans un foisonnement de détails précis dont chacun avait sa saveur particulière. Les voix y sonnaient claires et fortes, les disparus y étaient vifs, riches de présence et de personnalité. En comparaison, son quotidien rhumatisant lui semblait fade et creux, son entourage fantomatique. Même René,qu’il estimait pourtant sincèrement, ne figurait jamais à ses yeux qu’un pantin gris et superficiel par rapport à ses compagnons perdus. Le présent n’était rien d’autre que le squelette du passé.Et maintenant, tandis qu’il montait les escaliers de son école, à quelques centimètres de Cécile, vers huit heures du matin, c’était le passé qui devenait famélique: en gravissant les
La porte, quoique fort vermoulue, avait été solidement verrouillée par ceux qui avaient quitté les lieux plusieurs décennies auparavant, si bien qu’il fallut entrer par une fenêtre. Luron passa le premier. Comme il s’engouffrait à sa suite dans les intérieurs ténébreux de la masure, Lucien eut comme une impression de déjà-vécu (fait dont il était de plus en plus coutumier), réminiscence de ses déambulations clandestines dans les ailes en ruines avec Argus. Il se revoyait sortant d’un portique fissuré, la canne à la main, et s’éloignant lentement, l’air coupable, sous le regard absent des cariatides décapitées.La première pièce qu’ils découvrirent pouvait avoir été un salon, une chambre ou un débarras. L’amoncellement de débris et les quelques résidus de mobilier qui s’y résolvaient graduellement en poussière ne permettaient guère de suppositions plus précises. La désolation ambiante ne lui rappelait pas tant les régions abandonnées du Château que sa visite chez madame Degon
«Pourquoi les montres?» avait-il un jour demandé à son père pendant qu’il lisait au salon. Il avait toujours voulu lui poser cette question, surtout après sa mort.«Pourquoi les romans de Gilles Berne?» lui avait demandé son père en retour, car Lucien, dès son plus jeune âge, avait insisté pour en acquérir toute la collection.«Parce que ce sont de beaux rêves, tout simplement. Lorsque tu lis tes romans, tu aimes leurs personnages, tu t’impliques dans leurs aventures, comme dans la vie. Mais quand tout est fini, tu peux revenir au début, les faire repartir à zéro, et revivre toute l’histoire. C’est pour ça que les romans sont si importants à tes yeux: ce sont des vies qui ne se terminent jamais définitivement, qui peuvent toujours être recommencées. Et dans notre pauvre petite vie à sens unique qui s’achève si vite, nous avons bien besoin de ça, non?—Oui, peut-être, mais… et les montres?